Soudain, sans que rien laissât prévoir cette lubie, mon frère décida que l’heure était venue pour lui de prendre femme.

Est-ce le travail quotidien sur nos parchemins qui lui avait échauffé l’humeur ? On disait que montaient de nos encres des effluves poussant à la recherche maladive du plaisir solitaire. On disait aussi que le crissement perpétuel de nos plumes sur les cartes agaçait les nerfs, jusqu’à la folie. Qu’à tant plisser les yeux pour calligraphier, le long de toutes ces côtes, des noms minuscules de ports ou de caps venaient aux cartographes des hallucinations dont la plupart étaient des femmes nues…

Faut-il tenir pour responsables les seuls piments lisboètes et le vinho verde de Porto ?

Je crois plutôt qu’on doit chercher ailleurs, non dans le dérèglement du corps mais, tout au contraire, dans une sagesse de l’esprit, la raison de sa démarche. Mon frère savait qu’un petit Génois comme lui, désargenté et sans appui, ne pourrait jamais mener à bien ses vastes projets.

 

— Et nous commencerons par apprendre le latin.

Pour une fois, il daigna m’expliquer sans moquerie sa logique :

— D’abord, nous serons à même de participer en meilleure connaissance de cause aux offices et, ainsi, de mieux célébrer Dieu. Ensuite, nous pourrons lire plus aisément, et sans l’intervention de personne, les ouvrages nécessaires à l’Entreprise. Enfin, une bonne réputation de latiniste ne pourra que favoriser mon projet de mariage : les marins, surtout génois, paraissent souvent bien frustes à la noblesse.

— Tu veux une aristocrate ?

— Autrement, à quoi bon ?

— Et pourquoi veux-tu que j’étudie avec toi ?

— Pour ton éducation personnelle. Et pour qu’on lise plus difficilement dans mon jeu.

 

Vere dignum et justum est, aequum et salutare, nos tibi semper, et ubique gratias agere…

Les cours étaient donnés, certains soirs de la semaine, par un prêtre de l’église Saint-Julien. Les autres élèves de cette petite classe étaient cinq Noirs. L’épiscopat les avait sélectionnés pour leur intelligence. On leur avait enseigné la vraie foi et maintenant on les préparait à devenir prêtres avant de les renvoyer en Afrique convertir leurs frères sauvages.

Pour nous accoutumer à l’ordre des mots, le professeur commença par nous faire répéter cette phrase facile : Vere dignum et justum est […] gratias agere.

« Il est vraiment juste et nécessaire, c’est notre devoir et notre salut, de Vous rendre grâce toujours et partout, Seigneur… »

Je ne sais pour quelle raison, enfouie dans les mystères de leur race, cette manière de dire avait déclenché l’hilarité de nos camarades africains.

D’abord interloqué, le prêtre poursuivit.

In quo nobis spes beatœ resurrectionis effulsit, ut quos contristat certa moriendi conditio, eosdem consoletur futurœ immortalitatis promissio.

Cette référence à la mort certaine et à la promesse d’immortalité redoubla la bonne humeur des futurs missionnaires nègres.

Leurs éclats d’un rire guttural résonnaient sous la voûte de l’église, au grand effroi et grand scandale d’un groupe de vieilles femmes, habituées de la prière du soir. Puis ils se mirent à glousser comme s’ils étaient devenus dindons, et leurs corps étaient secoués d’obscènes ondulations.

Le prêtre, un petit homme ventripotent, grondait contre sa hiérarchie. Il nous prenait à témoins, mon frère et moi, les deux seuls Blancs du groupe : dans quel cerveau dérangé a bien pu naître l’idée de croire en l’intelligence des nègres ? Et c’est à ces sauvages qu’on va confier l’enseignement de l’Évangile ! En attendant, c’est à moi de dompter ces fauves. Ils vont trouver à qui parler. Il tendit un doigt menaçant et, d’une voix trop aiguë, s’écria :

— Si le Diable a pris possession de vous, quittez la maison de Dieu !

Déjà, deux diacres avaient été appelés et s’avançaient vers ces déments.

Le calme leur revint peu à peu, entrecoupé de terribles hoquets.

L’un des Noirs, point confus du tout, présenta des explications. Depuis quelque temps, Dieu ne cessait de faire pleuvoir sur eux des bienfaits D’abord l’affranchissement, la fin du fouet, une nourriture bien meilleure… Puis le recrutement, le catéchisme. Comment ne pas montrer de contentement au Très-Haut ? La joie des créatures n’était-elle pas manière de célébrer le Créateur ? Et aurait-il fallu dédaigner ce nouveau privilège immense, celui d’apprendre le latin, langue des serviteurs de Dieu ? Quant à la perspective de la résurrection, elle les avait tant enchantés qu’elle avait ôté toute retenue à leur gaieté. Devait-on considérer comme guigne cet invraisemblable cadeau d’échapper à la malédiction persistante de la mort ? Pourquoi les Portugais, pourtant fervents croyants d’après leurs dires, faisaient-ils quotidiennement si gris museau alors que la Vie éternelle les attendait ?

On ne l’arrêtait plus. Le même flux qui avait déclenché son rire l’entraînait à parler.

L’argumentation dura longtemps.

Le prêtre eut toutes les peines du monde à revenir au latin. L’église fermait. Il fallut achever la leçon.

Notre professeur rayonnait.

— Nous n’avons pas beaucoup avancé en latin aujourd’hui. Mais la leçon que nous avons reçue de ces primitifs vaut tous les cours de grammaire !

L’œil attendri, il regardait s’agiter nos cinq nouveaux amis.

— Et maintenant, ils dansent ! Quels bons missionnaires ils feront ! Quel discernement fut celui de notre évêque ! Pour ma part et contre beaucoup d’autres, je l’ai toujours soutenu. Allez en paix. À demain soir ! N’oubliez pas la première déclinaison !

 

Voilà comment nous apprîmes le latin en la compagnie joyeuse de ces redoutables dialecticiens. J’en profitai pour m’initier à leurs langues indigènes.

Contre la volonté de Christophe. À son habitude, mon frère ne s’offrait nul repos, ni aucun écart sur le chemin qu’il s’était tracé. Il avait décidé que le latin lui était nécessaire, donc il s’y consacrait jour et nuit. Il ne comprenait pas que je disperse mon énergie :

— La dispersion est la lèpre de l’esprit, Bartolomé ! Et tu es le plus atteint de tous les lépreux ! Si tu veux acquérir des savoirs utiles à notre Entreprise, apprends donc le chinois ou la langue de Cipango ! Concentre tes forces. À quoi nous servent les dialectes du Sud alors que nous allons vers l’ouest ?

 

À son grand courroux, je restai fidèle à ma nature, si différente de la sienne. Je m’accordais de longues promenades dans le parler de nos amis noirs.

C’est ainsi que j’appris que, sur la Côte de l’Or, l’eau s’appelle enchou. Bienvenue se dit berre berre, le poulet est coucque roucoucque, et l’or, chocqua.

 

Si je me souviens de tous ces mots aujourd’hui, alors que j’ai tant et tant oublié, c’est qu’ils doivent être nichés dans les derniers recoins encore bien vivants de mon cerveau. L’un d’entre eux ne m’a jamais quitté. Il me suffit de le prononcer pour qu’une onde de gaieté me traverse, jusque dans mes moments de plus profonde désespérance : chocque.

Je ne l’avais pas acquis sans peine. Quand je leur demandais quels étaient les mots qu’on employait chez eux pour désigner le jeu de l’amour, les futurs prêtres refusaient de répondre. Ils prétendaient que Dieu Lui-même rougissait en l’entendant prononcer.

Merci au vin de Porto : c’est grâce à lui que ces langues pieuses se délièrent.

Chocque chocque : telle était l’expression de là-bas pour les pratiques honteuses.

L’heure de la confession ayant sonné, je peux répondre à mon frère sur le chapitre des savoirs utiles. Hélas pour le salut de mon âme, je dois avouer que peu de mots furent par moi aussi souvent employés, tant mon goût de la chair sombre était fort, et ne m’a pas quitté de toute ma vie. Chocque chocque. Je n’avais qu’à redoubler ces syllabes pour que, de nostalgie du lointain pays perdu, s’ouvrent les portes les mieux verrouillées. Je note qu’à une lettre près, ce mot est celui qu’on emploie là-bas pour désigner l’or, chocqua.

 

*

*  *

 

Enfin, Christophe jugea qu’il avait assez progressé en latin et que sa réputation d’élève assidu s’étendait dans la ville.

Il pouvait passer à la deuxième phase de sa campagne.

Un beau matin, il pria maître Andrea de lui accorder un entretien privé. Notre patron grimaça. Il s’attendait à ce qu’il redoutait le plus, en bon avare qu’il était : une demande d’augmentation sous peine d’aller travailler chez l’un de ses innombrables concurrents.

Quelle ne fut pas sa surprise – et son soulagement – lorsque Christophe lui fit part d’une intention moins pernicieuse : celle de se marier ! Mais qui choisir pour femme et où la trouver ? En bon connaisseur de la géographie, Andrea savait certainement les endroits de la ville où l’on avait quelque chance de croiser le regard d’une jeune fille de bonne naissance.

La réponse ne tarda pas :

— Le couvent des Saints.

Avant de partir combattre les infidèles, les croisés les plus avisés de Lisbonne avaient pris la précaution d’enfermer leurs épouses dans un établissement où l’on saurait préserver leur chasteté. Elles y furent bientôt rejointes par des demoiselles dont la plus stricte virginité était médicalement prouvée et régulièrement contrôlée.

Par quelles prières, quelles menaces, quelle surveillance, quel régime alimentaire les nonnes de Saint-Jacques réussirent-elles à éloigner du Diable, des siècles durant, cette bonne centaine de corps esseulés ? Mystère. Et miracle. Quoi qu’il en soit, les Saints jouissaient d’une réputation sans égale.

Sur la recommandation expresse d’Andrea (« noble famille de Gênes » ; « rescapé d’un terrible naufrage, donc promis par Dieu à un très exceptionnel destin » ; « exquise modestie chez quelqu’un qu’on qualifie, malgré son jeune âge, de Grand Navigateur »…), Christophe fut autorisé à pénétrer dans l’enceinte protégée.

Trois messes lui suffirent pour mener à bien son entreprise.

À la première, sa haute taille et le feu de ses cheveux firent sensation. Durant les six jours qui suivirent, les conversations des pensionnaires allèrent bon train et surtout les interrogations naïves, car la plupart d’entre elles n’avaient jamais rencontré de roux : cette chevelure n’est-elle pas le signe de la présence d’un démon dans le corps ? Ces taches de son qui parsèment son visage continuent-elles plus bas, sous sa chemise, et plus bas encore, décoration qui ne doit pas manquer d’agrément ? En tout cas, pourvu qu’il revienne ! On n’a pas si souvent l’occasion de se divertir, chez les Saints !

Lors de la seconde messe, les curiosités avaient changé de nature. Andrea avait fait courir l’information que cet homme couleur de soleil couchant avait décidé de fonder une famille et choisi ce couvent de haute réputation pour y rencontrer la future mère de ses nombreux enfants. Si bien que les regards portés sur lui se firent calculateurs, même chez les femmes déjà mariées : admettons – Dieu me préserve de ce malheur – que mon époux ne revienne pas, victime du cimeterre d’un infidèle, ce Génois fiévreux ne pourrait-il pas me donner l’occasion inespérée de nouvelles noces ? Quant aux toujours vierges, qui commençaient à trouver le temps long, et trop fades et trop petits les prétendants portugais qui se succédaient dimanche après dimanche, elles décidèrent de tenter leur chance.

Au sortir de la troisième messe, suite à quelque bousculade, une oiselle audacieuse s’approcha plus près que les autres, laissa tomber son missel, que Christophe ramassa.

Il revint, ravi, à l’atelier.

— Si j’ai bien entendu, malgré le brouhaha, elle s’appelle Filipa Moniz Perestrello. Quelle est cette famille ?

Andrea mena l’enquête. On peut se demander pourquoi notre patron mettait tant d’ardeur à aider Christophe. C’est qu’il voulait le garder : un employé si savant des choses de la mer est une rareté. Et s’il parvenait à le marier à Lisbonne, il aurait des chances de le retenir. Il nous fit rapidement rapport.

Rien de particulier du côté des Moniz, branche maternelle de la belle Filipa : vieille et bonne noblesse, lignée sans tache de serviteurs de la Couronne.

Heureusement, l’histoire des Perestrello, famille paternelle, portait en elle de tout autres richesses. Un gentilhomme de ce nom quitte Piacenza (Italie) et, vers 1390, vient s’installer à Lisbonne. Le climat lui convenant, il engendre quatre enfants. Richarte, l’aîné, entrera dans les ordres et, malgré une existence particulièrement dissolue, deviendra prieur de Santa Marina : deux garçons lui naîtront. Cette alliance intime du stupre et de la religion semble avoir été la spécialité de ces Perestrello. Car les deux sœurs de Richarte, Isabel et Branca, vont succomber en même temps au charme de l’archevêque de Lisbonne, Dom Pedro de Noronha. Trois enfants naîtront de cette double inconduite, tous reconnus par le saint homme, aussi bon père qu’amant ardent…

Telle fut la première partie de son rapport. Maître Andrea croyait pouvoir reprendre haleine : le récit de ces dépravations l’avait épuisé. Christophe ne lui laissa aucun répit.

— Ils étaient quatre enfants. Il en manque un, si j’ai bien compté.

— C’est votre futur beau-père, prénommé comme votre frère Bartolomé. Avant de dresser son portrait, guère reluisant, je tiens à vous faire remarquer que si, par mariage, vous décidez d’entrer dans cette famille Perestrello, vous deviendrez, par le fait, une espèce de beau-frère de l’archevêque…

— Continuez.

Piètre Bartolomé, mon homonyme ! Il ne faisait rien de sa vie que rôder sur le port. Christophe sursauta :

— Et qu’y faisait-il ?

— Est-ce que je sais, moi ? Ce qu’on fait sur les quais : courir les femmes de mauvaise vie et glaner des histoires. Oui, c’est ce qu’on m’a dit de lui : il avait le goût des secrets maritimes.

Un beau jour il apprit de deux marins qu’ils avaient, dans le nord de Madère, découvert une île au climat le plus doux et à la flore aussi diverse que luxuriante. Bartolomé aussitôt s’en alla chez le Roi et se fit nommer capitaine héréditaire de cette terre nouvelle, immédiatement baptisée Porto Santo.

La semaine suivante, guidé par les deux marins dont il avait dérobé la découverte, il partit sans vergogne prendre possession de son royaume.

Hélas, Bartolomé Perestrello, effrayé par la terrible perspective de ne se nourrir que de végétaux, en d’autres termes de mourir de faim, avait tenu à emporter de la viande sous la forme d’un lapin, plus exactement d’une lapine pleine. Erreur néfaste. À peine ses pattes eurent-elles touché le sol qu’elle mit bas. La portée grandit vite. À Pâques suivantes, frères et sœurs copulaient. À la Pentecôte, nouvelles naissances… Et ainsi de suite.

En septembre, la descendance de la première lapine se comptait par dizaines et avait dévoré tout ce qui comptait comme plantes. Furieux, Bartolomé ordonna d’allumer un grand incendie où tous les rongeurs périrent, mais aussi les baraquements si péniblement édifiés. Il ne restait plus au capitaine héréditaire, héréditaire de rien sauf de la cendre, qu’à revenir penaud à Lisbonne où les rires l’accueillirent, des rires encore plus sonores que l’hilarité chronique des mouettes. Jamais le Portugal, nation sévère, n’avait tant ri… De tant de gaieté on dit que le pauvre homme est mort, voilà quelque vingt années.

Ce récit et ses moqueries n’intéressaient plus mon frère. Depuis un long moment sans doute, il avait embarqué sur son navire préféré, le rêve. Et lentement, à la manière des gens qui, une dernière fois, visitent une maison avant de l’acheter, il hochait la tête, il acquiesçait à cette famille Perestrello. Elle convenait à ses desseins.

Quand Andrea lui proposa de continuer l’enquête (les zones d’ombre étaient innombrables chez ces fous de Perestrello), Christophe faillit se fâcher : il se sentait déjà lié à ces gens. « C’est assez », dit-il. Et il tapota l’épaule du cartographe. Une fois de plus, l’aplomb fraternel me stupéfia, car c’est ainsi que remercient les chefs. Or il n’avait que vingt-cinq ans et l’enquêteur était notre maître. Le soir même, (Christophe s’en alla demander la main de cette demoiselle Filipa. Et le lendemain commençaient les préparatifs du mariage.

Ainsi, de manière quasi divine, œuvrait la volonté de mon frère. Il décidait. Et ce qu’il avait décidé, événements ou personnages, devenait réalité. Il avait décidé que l’heure était venue de prendre femme. Et une femme, docilement, s’était présentée. Une femme qui, par miracle, l’aimait déjà et qu’il aimerait, par non moins grand miracle. Sa volonté avait aussi le pouvoir de créer les sentiments.

 

*

*  *

 

J’étais le gardien de mon frère. Il me revenait de vérifier si ce mariage, comme tant d’autres mariages, n’allait pas devenir l’ennemi victorieux de son rêve.

Je pris prétexte d’une visite que Filipa devait rendre à des cousins pour les inviter personnellement à la noce. Ils habitaient sur la route de Santarém. Elle accepta ma proposition de l’accompagner. Elle n’était pas dupe. Elle savait qu’elle n’échapperait pas à mon interrogatoire.

En chemin, je la questionnai sans détour : quelle sorte d’amour éprouvait-elle pour son futur mari ? Elle me répondit qu’elle n’était pas de ces savants qui distinguent entre les espèces, mais qu’une vague brûlante l’avait envahie peu après leur rencontre et maintenant l’emplissait du sommet de ses cheveux à la pointe de ses pieds, et que cette vague était l’extrême de l’amour d’après ce que sa mère lui avait, mi-figue mi-raisin, appris : « Sois heureuse, ma fille, ton pauvre père ne m’a pas comblée, loin s’en faut, de si complète et chaude manière, qu’il repose en paix ! »

Je rougis et continuai mon interrogatoire.

— Te crois-tu capable d’accepter tout de lui ?

— À l’église tu entendras mon oui. Je le crierai au visage du prêtre !

— Es-tu prête à soutenir le rêve qu’il porte en lui ?

— De toute ma force.

— Même s’il te dévore, comme il m’a dévoré et le dévore lui-même ? Et d’ailleurs, quelle est cette force dont tu te dis dotée, toi qui as le teint si pâle et parais de constitution si fragile ?

— Cette pâleur, cette faiblesse ne sont qu’un souvenir du temps où j’étais froide. J’attendais qu’une flamme me donne la vie. Vous entendez comme je vous parle ? C’est la preuve que déjà le sang me revient.

— Ta mère ne t’a-t-elle pas mise en garde ?

— Ma mère me répète que ce rêve, et la gloire future qu’il va engendrer, arrachera notre famille au ridicule qui nous ronge depuis l’affaire des lapins.

Nous marchions le long de notre Tage toujours si tranquille. Je pensais à certaines géographies autrement plus violentes. Je pensais à cette fameuse Porto Santo, que je ne connaissais pas encore et où Filipa avait passé son enfance. Comment résistent les îles à l’assaut permanent de la mer ? Quand on vit sur l’une de ces îles, même affligée de lapins, on se nourrit de cette vaillance. Sans nul doute, c’est là que Filipa s’était forgé son âme d’indomptable, et son corps, qu’il le voulût ou non, ne pourrait que lui obéir. Du coin de l’œil, je la regardais trottiner à mes côtés, glisser sur les cailloux, se rattraper à une branche d’olivier, repartir sans protester contre l’allure, vive, que j’imposais à notre promenade. De la sueur lui venait aux tempes. Alors un vent se leva en moi, un vent que je connais plus intimement que tous les autres, le vent aigu de la jalousie. Entends-moi, Las Casas : jamais, à aucun moment, ne m’était venue l’envie de cette femme bien trop menue pour moi. J’aime la vraie chair, impie et drue, les corps qui enveloppent, qui emportent, où l’on peut se perdre. Ce que je jalousais, c’était le si bel amour qu’avait allumé mon frère. Quel feu avait-il donc en lui pour incendier toutes celles et tous ceux qu’il rencontrait ?

Quelque temps encore, je poursuivis mon inquisition. Mais j’avais déjà mon opinion.

— Et où comptez-vous vivre ?

— Où il jugera bon.

— Que penses-tu de son Entreprise ?

— Je n’aurais jamais accepté pour mari un homme sans entreprise.

Elle faisait effort pour parler, tant le souffle lui manquait. J’eus pitié d’elle, proposai une pause, de nous asseoir sur une butte. Tandis qu’elle reprenait haleine, je lui dis tout le bien que je pensais d’elle.

Elle se tourna vers moi.

— Je n’avais pas besoin de votre opinion. Mais je l’accepte avec plaisir.

Je me dis que l’équipage Colomb venait de s’accroître d’un marin décisif.

L'Entreprise des Indes
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